Les Argentins sont tiraillés entre la crise économique, leur passion du ballon rond et les mauvaises performances de la sélection et de Messi.
Les notes d’un tango s’égrènent dans le Bar de Justo. Sur les murs, les vieilles affiches des Carlos Gardel et autres grands noms du genre se disputent l’espace avec les écussons et bibelots aux couleurs du club de Vélez Sarsfield. Le patron des lieux, Julio, en est supporteur depuis l’enfance. En ces temps de Coupe du monde, en plein cœur du quartier d’affaires de la capitale, il fait salle comble à chaque rencontre de l’Albiceleste.
Taulier optimiste, Julio veut encore défendre la sélection qui a pourtant déçu lors de ses deux premiers matches en Russie, avec un match nul contre l’Islande (1-1) et une lourde défaite face à la Croatie (0-3) : « Dans ce pays, les journalistes aiment condamner les joueurs, ils parlent trop. Rappelons-nous que, durant la précédente Coupe du monde, ils ont été très critiqués aussi. Pourtant, on a terminé deuxièmes. Le problème, c’est que, pour un Argentin, terminer deuxième, c’est perdre. »
Derniers espoirs
Julio veut renouer avec l’euphorie d’une victoire en Coupe du monde. « Moi, j’ai déjà vécu ça. J’ai fait la fête en 1986. Je veux qu’ils gagnent pour mon fils », raconte-t-il en pointant du doigt l’obélisque, lieu traditionnel des festivités lors des victoires de l’équipe nationale, situé à quelques mètres. L’enthousiasme du gérant n’est malheureusement pas contagieux. Bon nombre d’Argentins ont perdu le nord et l’espoir, après la défaite contre la Croatie et notamment car Lionel Messin’a toujours pas marqué un but au Mondial.
C’est le cas de Josefina, 18 ans, qui brave le froid de l’hiver austral en short, chaussettes et crampons en sortant de son entraînement de foot : « Le problème, c’est qu’il nous manque la finition. Les joueurs sont paralysés par la pression de la quantité de gens qui les regardent, non seulement ici mais dans le monde entier. Il faudrait qu’ils parviennent à dépasser ça et faire ce qu’ils savent faire. » Est-ce que l’Argentine arrivera en huitième de finale ? « Non », répond-elle en riant.
Julian sort lui aussi de son foot du dimanche. Depuis le début de la compétition, il est envahi par cette angoisse qui revient à chaque Coupe du monde. « On est comme ça, intenses et passionnés. Aujourd’hui, le foot est notre carte de visite. On dépose tous nos espoirs et toutes nos frustrations dans cette équipe. Les joueurs ne peuvent pas avoir l’esprit libre pour jouer », explique-t-il, encore essoufflé par son match.
Crise de l’économie…
D’autres ne veulent carrément pas qu’ils gagnent. Ils craignent qu’un succès de l’Argentine ne dévie l’attention les problèmes sociaux et économiques que traverse le pays. Au lendemain du 0-3 contre la Croatie le 21 juin, le quotidien d’opposition Pagina 12 s’interrogeait : « Pourquoi le meilleur joueur du monde se dévalue-t-il comme le peso quand il joue avec la sélection ? » Rappelant que la monnaie nationale a perdu près de 50 % de sa valeur face au dollar depuis le début de l’année et a appelé le FMI à la rescousse.
La crise économique et la légalisation de l’avortement, votée par les députés le jour même du coup d’envoi de la Coupe du monde, ont quelque peu éclipsé l’esprit Coupe du monde. Dans les rues, les commerces ont réduit leurs dépenses en décoration de vitrines. Les traditionnels « Vamos Argentina ! » et les drapeaux argentins se font plus rares qu’en 2014. Le vert, couleur des partisans de la légalisation de l’IVG, concurrence le bleu ciel et blanc.
… et du football argentin
À l’exception de Wilfredo Caballero qui a détrôné Gonzalo Higuaín en devenant la cible privilégiée des mèmes qui circulent sur Whatsapp, les joueurs sont plutôt épargnés par la critique de la rue. Jorge Sampaoli, en revanche, sélectionneur arrivé en grande pompe il y a tout juste un an pour sauver une Argentine à la dérive lors des qualifications, déchaîne les foudres, tout comme la Fédération argentine (AFA), réputée pour sa gestion désastreuse, voire mafieuse.
Laura Corriale, responsable de la communication du club de Huracán, n’en revient pas. « Chaque tweet que je poste sur les nouveaux contrats signés par les joueurs reçoit une avalanche d’insultes à Sampaoli », commentait-elle peu de temps après le coup de sifflet final du match contre la Croatie. Depuis 2014, Sampaoli est le troisième entraîneur à prendre les rênes de la sélection. Est-ce une fin de cycle qui se terminera en drame ?
Fernando Signorini a été préparateur physique auprès de Maradona pendant plus de dix ans. Il a connu l’Albiceleste du D10S, championne au Mexique en 1986, comme celle de Messi en Afrique du Sud en 2010. Pour lui, cette hystérie collective cache un problème bien plus profond : « Il faut comprendre que le foot n’est pas qu’un sport pour les Argentins, cela fait partie de notre culture », un patrimoine négligé au profit d’intérêts personnels et privés, d’après El Profe. « Il y a des gens qui ont proposé des projets sérieux à la fédération pour notre football. Ils ont tous été écartés. (…) Cela fait plus d’un an que je dis que je souhaite que l’Argentine ne se qualifie même pas pour la Coupe du monde. Peut-être que cela nous permettrait de toucher vraiment le fond et de nous reconstruire. »