Difficile comme juriste, avocat, au passage de l’Université Cheikh Anta Diop, qui doit pleurer à chaude larmes, sur cette corniche, entre deux pavés de mémoire, de ne pas être, et aussi comme citoyen du monde, interpelé par une décision rendue au Palais de Justice de Dakar ce 1er juin 2023 ; et d’abord, c’est bien notre rôle de commenter une décision judiciaire, d’en analyser la teneur, d’en évaluer les motivations et les conséquences.
Mais Honneur tout d’abord à la jeunesse sénégalaise, à son courage, sa détermination, sa fidélité, ses principes et valeurs et respect, respect, respect pour ses morts ; un exemple pour ses élites et intellectuels ; combien d’enfants encore sacrifiés ? Ainsi donc, cette jeunesse serait-elle assez folle pour choisir de mourir sachant avoir été corrompue ?
Exit le viol ; exit les menaces de mort ; exit un dossier porté sur la place publique depuis deux années dont les éléments matériels et intentionnels d’incrimination ont fait défaut au point de troubler et le procureur et la juridiction saisie ; pourtant, c’était bien là le cœur de la bataille menée ; quel homme pourrait donc et violer et présider aux destinées d’un pays ?
Exit toute contrainte ; exit l’honneur d’une femme blessée, violentée, abandonnée ce premier juin, sur l’échiquier de cette bataille par ceux-là même dont elle était le porte-voix.
Mais voici donc sortie de nulle part cette infraction de corruption de la jeunesse qui porte en elle de facto une défaite en rase campagne des fondements juridiques et judiciaires mêmes de l’action menée contre Ousmane Sonko.
Et, il y ici comme une sorte de double peine pour l’accusation.
D’abord, parce que, comme cela a été indiqué, nul ne peut être jugé et condamné pour des faits pour lesquels il n’a pas été poursuivi.
A cet égard, l’article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques impose que « tout individu arrêté sera informé, au moment de son arrestation, des raisons de cette arrestation et recevra notification, dans le plus court délai, de toute accusation portée contre lui ».
Au Sénégal, le Code de procédure pénale impose également au juge d’instruction de faire connaître expressément à l’accusé chacun des faits qui lui sont imputés.
Le tribunal a ainsi jugé de faits dont il n’était pas saisi et sur lesquels l’accusé ne s’était jamais expliqué.
Double peine, car cette accusation ne peut que mettre ô combien en évidence les objectifs, parfaitement ressentis par la population au Sénégal, de l’action judiciaire menée et son but politique à caractère éliminatoire.
Une double réflexion peut ainsi être menée du fait du contenu même de la décision rendue ; juridique d’abord, mais politique et d’ordre sociétal aussi car elle interpelle la mission de la fonction judiciaire dans une société.
Au plan juridique, que disent les textes : « sera puni aux peines prévues au présent article, quiconque aura attenté aux mœurs en excitant, favorisant ou facilitant habituellement la débauche ou la corruption de la jeunesse de l’un ou l’autre sexe au-dessous de l’âge de vingt et un ans, ou, même occasionnellement, des mineurs de seize ans » (article 324 du Code pénal).
Une analyse précise des éléments d’incrimination de cette infraction et de son application dans l’affaire Sonko est de nature à engendrer une profonde violence dans l’interprétation des règles de droit au point de corrompre ce dernier.
Une atteinte aux mœurs nécessite à tout le moins l’existence d’un acte dont la publicité vient affecter la morale ; en l’espèce, l’accusé est loin d’avoir assuré la publicité des faits dont il était accusé ; bien au contraire ; la responsabilité en revient à ceux qui ont favorisé cette poursuite judiciaire ; peut-on exciter, favoriser, faciliter la débauche en se rendant dans un salon de massage, lieu privé par excellence, toléré par l’Etat, et dans lequel peut se rendre toute personne physique quel que soit son rang, grade ou qualité, et aussi élevés soient-ils.
Conviendrait-il de fermer ces lieux pour les transformer en écoles de la République ? Nul reproche n’est fait à l’accusé d’assurer la promotion publique de ces lieux. Mademoiselle Sarr n’était en rien contrainte de s’y rendre, y accomplir les actes requis par l’objet social du salon et que personne, à défaut de viol, ne vient critiquer, puisqu’elle est même partie civile dans ce procès.
Ce qui se produit ensuite dans une pièce réservée, sans autre témoin que l’accusé et cette jeune femme n’est connu que d’eux.
L’accusé a -t-il dans cet espace privé abusé de la faiblesse de celle-ci, a -t-il détourné celle-ci, profité de sa jeunesse ; qui oserait le soutenir sérieusement ? Il n’y aurait eu à tout le moins qu’un accord, contesté par l’accusé, mais aussi par la plaignante, qui affirmait qu’il y avait eu viol, pour des relations d’un autre type. Cela pourrait prêter à sourire si l’heure n’était pas si grave.
Le texte évoque aussi, sans que cela puisse en modifier notre analyse l’infraction de corruption ; de quoi s’agit-il d’avoir corrompu la moralité de Mademoiselle Sarr, d’avoir corrompu sa jeunesse, voire d’avoir rémunéré, puisque cela peut être suggéré par la notion de corruption, l’acte litigieux, contesté d’ailleurs par l’accusé, consenti, agréé par la plaignante. En cela, nous sommes très loin de l’attentat public aux bonnes mœurs, mais sans aucun doute face à quelques pratiques d’ordre privé communément exécutées par nombre de personnalités.
Faudrait-il poursuivre celui qui détourne des deniers publics pour offrir à une jeune femme de moins de 21 ans avec qui il entretient des relations une voiture luxueuse pour corruption de la jeunesse ?
Le terme de corruption mérite un examen attentif : quand il y a corruption, il y a un acteur actif et un acteur passif ; cet acteur passif ne saurait être une victime ; il n’est pas ici question d’un acte qui de la part de son auteur serait contraire aux principes de sa charge (comme ce peut être le cas pour un fonctionnaire corrompu) ; nous sommes en présence d’un accord entre deux personnes, si l’on en croit l’accusation, d’un acte agréé par la prétendue victime.
Nous serions là sur le terrain d’une morale qui viendrait s’insinuer dans les plus profonds recoins de l’intimité de la vie privée, et donc en parfaite contradiction avec le texte. Car l’accusé n’a en rien agi publiquement ou contre le gré de l’accusé ; l’acquittement pour viol en témoigne. Dans une telle hypothèse, chacun savait ce qu’il faisait ; on ne peut corrompre quelqu’un à l’insu de son plein gré selon la formule consacrée.
Enfin, le plus étonnant, est sans doute le reproche fait à la gérante du salon de l’infraction de proxénétisme, qui induit de facto un type de qualification pour les jeunes femmes qui exercent dans ledit salon. Or, ce n’est que le proxénète qui est poursuivi par les dispositions afférentes du Code pénal, mais ni la prostituée ni son client. En d’autres termes, leurs relations ne sont pas susceptibles d’incrimination pénale.
Le déficit d’incrimination des faits supposés intervenus, ne peut à l’aune de la condamnation, que caractériser une violation majeure, celle du principe de légalité à raison de l’absence de clarté, de prévisibilité de cette infraction de corruption de la jeunesse, dont les éléments matériels et intentionnels sont pour le moins imprécis. La jeunesse sénégalaise dans la rue ne s’y est pas trompé.
A défaut de base légale, c’est la fonction judiciaire même qui s’efface, dans son indépendance, son autorité, sa légitimité pour générer confusion, et bruits assourdissants d’une jeunesse désemparée.
Aussi, et c’est là le paradoxe de cette incrimination de corruption de la jeunesse, celui d’avoir provoqué une prise de parole de la jeunesse, d’avoir voulu exprimer, justifier, hurler la corruption qui l’affecte dans son désarroi, sa pauvreté, sa désespérance d’avenir, dire ses voyages corrompus qui l’emmène loin de ses terres, loin de ses sources de vies, périr en méditerranée.
Quel était l’acte d’accusation porté contre Socrate ? Celui notamment de corrompre la jeunesse et de l’inciter à ne plus croire aux dieux de la cité. Il sera pour cela condamné à mort ; mort physique et pas seulement civile. Socrate a été dit éligible à une peine sans retour.
Est-ce un hasard, si lorsque l’on recherche dans google la notion de corruption de la jeunesse, apparaît une fois sur deux le thème de la lutte de la jeunesse contre la corruption.
C’est donc bien cela qui est en cause dans l’infraction faussement reprochée et que la jeunesse sénégalaise réinterprète à son tour, celle de la liberté de pensée, de la pensée critique, d’une autre vision sociétale, d’une autre gestion de la cité ; de ce point de vue, il y a une forme d’écho entre le discours porté par Socrate et celui d’Ousmane Sonko.
Le dérèglement de la fonction judiciaire ouvre ainsi, et de façon parfois violente, la voie directement aux affrontements politiques qu’elle est censée réguler.
Et derrière, ce que certains appellent résistance à l’oppression ou désobéissance, il n’y a de fait que la recherche d’un autre avenir, la volonté de ne plus quitter sa terre pour des paradis artificiels en Europe ou ailleurs, de vivre ensemble au pays, de partager, de redistribuer les ressources, de voir autrement la cité.
Poursuit-on Felwine Sarr pour corruption de la jeunesse à l’occasion de ses discours aux Nations Africaines ? Et ses « traces » publiées en 2021 sont-elles si différentes de celles proposées par ce débat politique qui court les rues du Pays ?
« Nous ne devons plus accepter d’être ce champ du monde que l’on dévaste, cette mine que l’on exploite et laisse exangue….il s’agit pour nous de ne plus collaborer à notre propre asservissement, ….nous dresser contre lui »… « Haïti, là où la négritude se mit debout et cru en son humanité ». « Le Continent sut qu’il devait ouvrir un temps nouveau….la première puissance qu’il devait recouvrer était celle de se soustraire de la volonté des autres. Cela s’appelait la liberté….Il lui fallait ouvrir un nouvel espace….pour cela, il avait besoin de sa jeunesse, le cœur de sa vitalité ».
Il est plus que temps de « subordonner la fonction de juger au seul droit » comme le rappelait le Juge Keba Mbaye dans sa leçon inaugurale, d’effacer, toute trace de violation du droit, que la victime de ces violations, comme le souligne la jurisprudence de la Cour de la CEDEAO, soit complètement rétablie dans ses droits, dans l’état où les choses étaient auparavant et en définitive de laisser la jeunesse décider de ce qui est corrompu et de ce qui ne l’est pas.
Portez-vous bien ; soyez, restez vivants !
Maître François SERRES
Avocat au Barreau de Paris